
Un mécanisme de double protection ...
Si un accord sur les différents modalités et volumes de crédits relatifs au Plan de Relance post-COVID a pu être trouvé entre le Conseil et le Parlement européen, la question de la “conditionnalité”du versement des subventions et prêts aux Etats membres pourrait encore bloquer l’ensemble du projet.
On sait en effet que, à la demande de certains Etats membres, le Conseil européen a introduit cette notion dans le paquet concerné : l’idée est que ce versement doit être conditionné au respect par les Etats membres de certains principes de bonne gestion financière protégeant l’utilisation des crédits européens contre des irrégularités telles que la fraude, la corruption, les conflits d’intérêt, le blanchiment, etc … Pour assurer ce respect il convient donc que les Etats disposent des systèmes et règlementations internes de contrôle appropriés - cad d’organes et de procédures administratifs et judiciaires efficients et indépendants. Autrement dit que l’utilisation des crédits européens respecte le principe d’”Etat de droit” dans ce domaine particulier.
Sur cette base, un mécanisme précis d’application a été adopté par le Conseil (de Ministres) qui reprend en fait une proposition antérieure de la Commission. En résumé, la Commission est chargée d’apprécier si chacun des Etats membres dispose - globalement - d’un système interne de contrôle satisfaisant à l’"Etat de droit”. Si tel n’est pas le cas, la Commission doit le signaler au Conseil en proposant, le cas échéant, de “geler” le versement des crédits européens à l’Etat concerné. Le Conseil pourrait alors décider (par vote majoritaire) la suspension effective du versement jusqu’au rétablissement d’un “Etat de droit”.
… dont l’extension peut s’avérer problématique ...
Mais le Parlement européen souhaite, pour sa part, aller plus loin. Il exige que la conditionnalité soit étendue au respect plus général de “valeurs” non directement liées à l’exécution du budget telles que le respect des principes de démocratie, d’égalité, des droits de l’homme, des minorités … répertoriés par l’article 2 TUE . En somme, le Parlement voudrait que l’arme de la conditionnalité budgétaire permette - indirectement - à l’UE de “forcer” les Etats membres à respecter ces valeurs alors que les autres outils dont l’UE dispose dans ce domaine s’avèrent largement inefficaces (par exemple celui du fameux article 7 TUE).
Aussi louable soit-elle, cette tentative du PE risque de provoquer un blocage de l’ensemble du paquet dans la mesure où plusieurs Etats membres (par exemple la Hongrie) pourraient refuser le lien effectivement assez distendu entre la "protection (légitime) des intérêts financiers” de l’UE et la protection de valeurs à première vue assez éloignées de ces intérêts telles que … la liberté de la presse, la définition des “genres" ou le respect des minorités sexuelles.
… et la mise en oeuvre difficile
A supposer même que le futur règlement (tel que modifié par le PE) puisse être accepté par le Conseil , ce texte risque fort de faire l’objet de recours devant la Cour de Justice. Celle-ci aurait tout d’abord à juger de l’existence d’une base juridique dans le traité pour adopter un tel mécanisme (1). Si une telle base était confirmée, la Cour serait sans doute amenée à se prononcer sur la nature des “conditions” exigées et, en particulier sur celles sans lien direct apparent avec l’exécution du budget. La question d’un éventuel abus de pouvoir ou détournement de procédure serait ainsi soulevée. Enfin, d’autres clauses innovantes - telles que celles relatives à la protection des intérêts des destinataires finaux des crédits européens - pourraient être aussi contestées sur le plan juridique.
On ajoutera que, selon le règlement envisagé, le déclenchement des sanctions implique une appréciation - un “jugement" - global sur le respect de l’état de droit dans un Etat. Cette procédure risque de s’avérer non seulement très lourde sur le plan politique mais aussi fort complexe et contestable. De sorte qu’elle apparaisse finalement comme une arme de "dissuasion massive” aussi peu maniable que celle de l’article 7.
Au total, l’opération envisagée apparait légitime et habile : créer un mécanisme permettant de protéger à la fois le budget et les valeurs et faire ainsi en quelque sorte "d’une pierre deux coups”. Et, au surplus, parvenir à un tel objectif par la voie d’un simple règlement adopté en co-décision et à la majorité qualifiée des Etats (cad en contournant un veto éventuel)… Il faut donc espérer que - en dépit des obstacles évoqués - ce règlement puisse être adopté sans que l’entrée en vigueur du Plan de Relance n’en soit affectée et sans que les caveats exposés ci-dessus n’en compromettent l’efficacité.
Deux autres voies sont possibles
Mais on ne peut s’empêcher de noter que ce double objectif pourrait aussi être atteint par deux autres voies distinctes et, a priori, plus directes et plus “simples" :
“libérer” le mécanisme principal du respect des valeurs que constitue l’article 7 TUE en supprimant l’exigence d’unanimité - ce qui implique, il est vrai, une modification du Traité,
confier à l’UE le contrôle des fonds de l’UE : plus précisément permettre à la Commission d’assumer elle-même ce rôle au moyen d’un monitoring renforcé, continu et détaillé de l’utilisation des crédits européens dans et par les Etats. Contrôle assorti de la possibilité de suspendre le versement des fonds en cas d’irrégularités présumées. Ce qui, à première vue, peut être obtenu sans modification des textes en vigueur (2).
Jean-Guy Giraud 13 - 11 2020
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(1) au vu de son incidence à la fois politique et financière sur les Etats, ce mécanisme pourrait nécessiter une base juridique spécifique dans le Traité lui-même - surtout si, contrairement au mécanisme prévu par l’article 7 TUE, les sanctions peuvent être décidées par un vote majoritaire du Conseil.
(2) voir à cet égard : https://www.lesamisdutraitedelisbonne.com/post/vers-une-sanctuarisation-de-la-dépense-communautaire-suite-1