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NON, M PHILIPPE, LA CJE NE MENACE PAS L’ ARMÉE FRANCAISE



Dans une tribune publiée par le Monde du 17 Juillet 2021, l’ancien premier Ministre Edouard Philippe (candidat potentiel à l’élection présidentielle de 2022) critique dans des termes inhabituels un arrêt de la Cour de Justice européenne prononcé deux jours plus tôt et relatif “au temps de travail des militaires” (1).



Des termes excessifs et inappropriés ...

Retenons d’abord ce qu’ont d’excessifs certains des commentaires - tout en soulignant que le caractère hâtif de la réaction du Ministre ne lui a sans doute pas permis d’examiner de plus près la portée réelle de l’arrêt ni le substrat législatif sur lequel il repose.


Selon M. Philip :

  • C’est tout le modèle d’emploi des armées françaises, la culture militaire, la conception même d’une armée opérationnelle en permanence qui sont comme menacés."

  • Cette décision de la plus haute juridiction européenne est dans son principe contraire aux intérêts nationaux les plus élémentaires. Elle touche au cœur de la souveraineté et de la sécurité de la France. Elle n’est pas acceptable."

  • "Je déplore aujourd’hui la remise en cause d’un modèle d’armée voulu par la nation française et ses représentants,"

  • Je m’attriste de voir ses institutions mettre les peuples devant une alternative terrible et, je crois, factice entre la préservation de leur souveraineté et leur participation au projet européen"

  • "A méconnaître les ressorts intimes de la souveraineté des Etats, les juges européens prennent le risque de casser ceux, non moins précieux, de l’aspiration européenne.


… pour introduire une manifestation de patriotisme vibrante ...

Si l’on y ajoutent les autres commentaires - plus abondants - relatifs à "la grandeur de la France" et de son armée et aux menaces que cet arrêt fait peser sur “le coeur de l’indépendance nationale” - on se trouve en présence d’une sorte de nouvel “Appel de Cochin” invitant “ la France à faire entendre sa voix pour défendre cette indépendance”.


On peut donc soupçonner que cette manifestation de fervent patriotisme constitue en fait l’essentiel du message (pré-électoral ?) de M. Philippe. Parfaitement légitime en soi, il est fâcheux que ce message prenne pour prétexte (pour bouc émissaire ?) un arrêt incident de la CJE alors même que celle-ci se trouve déjà sous le feu des critiques tout aussi excessives de plusieurs gouvernements de l’UE.



… mais quelque peu décalée ...

D’autant plus qu’une lecture tant soit peu attentive de l’arrêt en question - ou même du seul communiqué de presse de la CJE (2) - renseigne clairement sur la portée réelle de l’arrêt.


De quoi s’agit-il en effet ? Résumons ici brièvement :

  • l’arrêt est une réponse préjudicielle à une question posée par une Cour Suprême d’un Etat membre au sujet du paiement d’heures supplémentaires à un militaire pour ses périodes d’astreinte en caserne,

  • en l’occurence, la Cour était amenée à interpréter la portée d’une directive générale applicable au temps de travail et à sa rémunération (3)

  • précisément, dans cet arrêt, la Cour se limite à définir la typologie des cas "dans lesquels la directive concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail ne s’applique pas aux activités exercées par des militaires” (4),

  • elle considère en effet que - aux termes des directives concernées cad du droit européen applicable en l’état - les règles fixées par ces directives “s’appliquent à tous les secteurs d’activité, privés ou publics”,

  • autrement dit, et c’est sans doute ici le coeur “politique” du problème, la Cour estime que, selon le droit en vigueur, "les membres des forces armées des Etats membres ne sont pas exclus dans leur intégralité et en permanence du champ d’application des directives concernées qui, rappelons -le, ont pour seul but la protection des travailleurs,

  • pour ce qui concerne les activités “militaires”, la Cour constate que certaines d’entre elles sont liées à "des services d’administration, d’entretien, de réparation, de santé, (…) ne présentant pas des particularités s’opposant à toute planification du temps de travail respectueuse des exigences imposées par la directive”,

  • enfin, la Cour - répondant précisément à la question posée - rappelle que le mode de rémunération des travailleurs au titre des périodes de garde "relève du droit national et non de la directive" et que celle-ci "ne s’oppose pas à rémunérer différemment des périodes d’astreinte sans travail effectif”.


… au vu notamment des observations générales de la Cour

Ajoutons que, dans son arrêt, la Cour prend bien soin d’insister sur le caractère spécifique des activités militaires :

  • elle constate que, selon le Traité (art. 4 TUE), “l’UE respecte les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale”

  • elle ajoute que “les missions principales des forces armées des Etats membres (…) figurent explicitement parmi les fonctions essentielles de l’Etat que l’Union doit respecter “

  • et elle énumère les principaux cas où les règles sociales des directives ne s’appliquent pas au cas particulier des activités de garde : formation initiale, entrainement opérationnel, engagement militaire, évènements graves et exceptionnels, entraves au bon fonctionnement des opérations, …et elle laisse les juridictions nationales libres de juger de ces circonstances.


En résumé - et pour le dire simplement - la Cour dans son arrêt :

  • se place uniquement sur le plan de l’application du droit social européen,

  • ré-affirme que les activités militaires relèvent de la seule compétence régalienne des Etats,

  • relève que certaines activités du personnel militaire (à déterminer par les administrations nationales) ne sont pas directement liées à la fonction essentielle des forces armées,

  • considère que ces activités ne sont pas exclues par nature du champ d’application du droit européen,

  • rappelle qu'il appartient aux Etats - et à leurs juridictions - d’apprécier les circonstances et modalités de chaque cas.

En toute hypothèse, un ancien Premier Ministre - toujours engagé dans la politique nationale - aurait pu éviter de déclarer “inacceptable” un arrêt d’une Cour Suprême, fut-elle européenne.


Comme le disait parfois l’auteur de l’ “Appel de Cochin”, il est des circonstances où l’on peut "manquer une bonne occasion de se taire”.



Jean-Guy Giraud 17 - 07 2021

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(3) la compétence de l’Union en la matière est basée sur une série de directives européennes à caractère social visant à protéger la sécurité et la santé des travailleurs - notamment en regard des temps de travail. Ces directives sont elles mêmes l’application de l’article 153 TFUE qui invite l’Union à "soutenir et compléter l’action des Etats membres" notamment dans les domaines de "la santé et de la sécurité des travailleurs” ainsi que des "conditions de travail." Sur ces bases juridiques, l’UE a en effet développé une importante “politique sociale” qui constitue un socle minimum de protection des travailleurs dans l’ensemble de l’Union

(4) les citations sont extraites du communiqué de presse de la CJE qui, revues par le juge rapporteur, constituent un résumé exact de l'arrêt

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