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LA « COMMUNAUTE POLITIQUE EUROPÉENNE » PASSERA-T-ELLE L’HIVER ?



C’est dans une sorte de « ballet diplomatique » impeccablement orchestré que s’est déroulée la première réunion de la « Communauté Politique Européenne à Prague le 6 0ctobre 2022.



Sur le contexte et le déroulement des débats

« Première », d’abord, au sens historique du terme puisqu’elle a rassemblé dans une configuration inédite les 44 Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’ensemble du « continent européen » - au sens large du terme - à l’exception de la Russie et de son satellite, la Biélorussie. « Première » ensuite aussi puisque au moins deux autres réunions (semestrielles) ont été fixées pour 2023/2024 dans trois autres capitales européennes : Chisinau (Moldavie), Madrid et Londres.


Sur la forme, il faut rendre hommage aux organisateurs de cette réunion exceptionnelle, à savoir les secrétariats du Conseil de l’Union, du Service Européen d’Action Extérieure et du Gouvernement tchèque. Coordination facilitée par l’engagement personnel du Président du Conseil européen M. Charles Michel, du Premier Ministre tchèque M. Petr Fiala (Président en exercice du Conseil) et, last but not least, du Président Macron, initiateur politique de l’ensemble du projet. Les services diplomatiques français ont, pour leur part, largement contribué à la préparation politique de la réunion. Le fait que les 27 dirigeants de l’UE étaient aussi présents à Prague pour tenir le lendemain 7 Octobre une réunion informelle du Conseil européen a facilité l’organisation de l’exercice.


Les débats se sont déroulés d’une façon originale : deux brèves sessions plénières ont précédé et suivi des rencontres thématiques par groupes de dirigeants ainsi que des entretiens bilatéraux entre certains d’entre eux. On a pu ainsi éviter de longs tours de table consacrés à des interventions personnelles de chacun des 44 participants (auxquels s’ajoutaient les Présidents du Conseil européen et de la Commission). .


Sur le fond, cette réunion était en grande partie motivée par la grave crise européenne et internationale provoquée par l’agression russe en Ukraine. Les répercussions multiformes (politiques, stratégiques, économiques, …) de cette crise sur l’ensemble du continent européen ont fait l’objet de la première partie des débats. Ensuite, plusieurs questions thématiques d’intérêt commun ont été abordées et notamment les infrastructures essentielles, l’énergie, les migrations, les relations universitaires, ...



Sur les résultats de la réunion

Comme prévu, aucun texte officiel de « conclusions » de la réunion n’a été formellement adopté de sorte qu’il est difficile de juger des « résultats » concrets de l’opération. On peut toutefois se référer aux déclarations faites à l’issue de la réunion, notamment par le Président Macron qui a mis en exergue les points suivants (1) :

  • l’Europe des 44 Etats souverains qui partagent le même continent du Caucase à l’Islande doit pouvoir discuter entre égaux de ses problèmes communs,

  • les 44 pays européens ont très clairement dit leur condamnation de l’agression russe et leur soutien à l’Ukraine,

  • une stratégie européenne est nécessaire pour protéger les infrastructures essentielles telles que les gazoducs, les cables, les satellites - ainsi que contre la cybercriminalité et les politiques de propagande et de désinformation

  • en matière énergétique, l’Europe doit réduire ses dépendances, améliorer ses connexions électriques et avoir une stratégie plus forte des énergies renouvelables,

  • une intégration plus poussée entre universités et en matière politique universitaire est souhaitable (cf. le projet d’Université Européenne de l’UE),

  • des Balkans occidentaux jusqu’au Royaume Uni en passant par l’UE, une politique intégrée des migrations (accueil et lutte contre les réseaux de trafiquants) est nécessaire.



Sur les réactions des medias

Tant cette absence de communiqué final que le caractère confidentiel des rencontres personnelles entre dirigeants ont quelque peu dérouté la presse (2)(3). De fait, la couverture médiatique de cet évènement - pourtant historique dans sa configuration - a été plutôt limitée, en particulier de la part des medias audiovisuels (notamment français …). Ce sont surtout les éditoriaux des grands quotidiens qui ont réagi, de façon globale - souvent tranchée et opposée. A titre d’illustration, on peut relever certaines appréciations lapidaires, les unes positives, les autres sceptiques :

  • en positif : « l’Europe stratégique rassemblée » - « Une intimité stratégique » - « Une visualisation de l’Europe de de 2040/2050 » - « Un concert européen » - « L’incarnation du nouvel ordre géopolitique du continent » - « La création d’un nouveau G44 ou E44 » - « The beginning of the day after » - « A feat of diplomatic engineering » - …

  • en négatif : « A political minefield » - « A talking shop » - « A French Club » - « A fig leaf to cover EU’s geopolitical struggles » - « Un forum anti-Poutine » - « une amibe politique » - …



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Dans leur diversité, ces réactions illustrent les interrogations que suscitent - du moins à ce stade précoce - l’initiative de la CPE. On peut cependant avancer les remarques suivantes :



Sur la nature même de la CPE

Il a beaucoup été insisté sur le caractère égalitaire de la composition de la CPE. Grands et petits Etats ont été mis sur un même pied y compris les Etats membres de l’UE représentés individuellement. D’autre part, l’objectif était de créer ou renforcer des liens personnels entre les dirigeants qui, pour certains d’entre eux, ne s’étaient même jamais rencontrés auparavant. Dans certains cas, la CPE a été l’occasion de provoquer un dialogue direct entre des Etats confrontés à un conflit bilatéral - comme pour l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Enfin, la CPE est censée suppléer le rôle insuffisant d’autres organisations internationales ou pan-européennes comme l’OSCE (dont l’objectif est centré sur les questions stratégiques et qui, du fait de la participation des USA et de la Russie, se trouve paralysée par l’opposition Ouest-Est) ou le Conseil de l’Europe (principalement centré sur la protection des droits humains, parfois jugé peu performant et en proie à des divisions internes qui ont notamment provoqué l’expulsion de la Russie).


De même a été confirmé le fait que la CPE n’était pas conçue comme une organisation permanente et structurée mais comme un simple forum ou plateforme aux réunions épisodiques et informelles, ne rassemblant que les dirigeants suprêmes des Etats membres. La comparaison a été faite avec d’autres forums internationaux du même type comme les « G » 7, 8 ou 24. Mais cela ne semble pas approprié dans la mesure où la CPE est une instance pan-européenne - et non internationale - et où ses objectifs ne sont pas a priori limités à des questions précises (économie, développement). La dénomination de « E44 » a été évoquée par facilité de language mais il serait dommage de s’éloigner du concept originel de «Communauté »plus cohésif et évocateur.



Sur le rôle de l’UE au sein de la CPE

Au delà du rôle personnel joué par le Président Macron, l’UE apparait clairement comme la « driving force » de l’exercice. D’abord parce qu’une très forte majorité ses membres (36 sur 44) font partie de l’UE ou sont des (pré)candidats à l’adhésion. Ensuite parce que, pour la plupart des actions concrètes envisagées pour la CPE (infrastructures, énergie, migrations, ..), l’UE apparait comme un chef de file naturel du fait des politiques intégrées qu’elle mène déjà dans ces secteurs. Il en est de même pour la gestion de la crise ukrainienne dans laquelle l’UE constitue le principal soutien effectif (diplomatique, militaire, financier) de ce pays, exception faite des Etats-Unis.

Toutefois, les organisateurs de la CPE ont voulu éviter de mettre en exergue la place de l’UE au sein de la CPE - ce qui aurait nui au caractère paritaire de sa composition. Il s’agissait aussi de ne pas heurter certains Etats qui ne souhaitent pas adhérer à l’UE (comme la Suisse ou la Norvège) ou qui entretiennent des relations heurtées avec celle-ci (comme le Royaume Uni ou la Turquie).

Il était de même important de ne pas créer de confusion entre le processus de la CPE et celui de l’élargissement de l’UE. Si, dans sa vision géopolitique quelque peu distendue, l’UE accorde généreusement une « vocation européenne » à la plupart des Etats membres de la CPE, celle-ci n’est pas conçue comme une sorte de salle d’attente pour les (pré)candidats à l’adhésion. Au contraire, la CPE devrait leur permettre de participer d’ores et déjà - sur une base multilatérale et à égalité - aux débats et aux actions entrepris à l’échelle pan-européenne. L’élargissement doit rester une affaire propre à l’UE et gérée selon les règles et les étapes spécifiques fixées par elle seule. Parmi ces règles figurent d’ailleurs l’exigence d’un renforcement préalable de la gouvernance de l’Union.


Sur les relations entre la CPE d’une part et les Etats-Unis et la Russie d’autre part

On notera que le gouvernement américain ne semble pas avoir été politiquement associé à la conception ou aux préparatifs de la CPE - et qu’il n’a pas émis d’appréciation publique sur l’opportunité de cette initiative. Et ce en dépit du fait que la crise ukrainienne - dans laquelle les USA sont fortement impliqués - en a été le déclencheur direct. On imagine mal, cependant, que la puissance américaine ne prenne pas ultérieurement position sur un projet de cette ampleur, ne serait-ce que pour s’assurer qu’elle ne nuise pas au rôle de l’OTAN. Cette position aura d’ailleurs une influence - peut-être déterminante - sur l’avenir de la CPE étant donné les liens étroits qui unissent la plupart des Etats concernés (et l’UE elle-même) avec l’administration américaine.


On remarquera également que les organisateurs semblent avoir évité de mettre officiellement et directement en cause la Russie dans les débats. Sa responsabilité - écrasante - dans le conflit ukrainien faisait certes l’objet d’un consensus évident mais la CPE ne s’est pas affichée comme une plateforme et encore moins une sorte de croisade anti-russe. Peut-être sous l’influence de la France, la CPE s’est plutôt présentée comme une tentative de rassemblement pan-européen tourné vers l’avenir et destinée à promouvoir un objectif d’unité, de solidarité et de poursuite de projets d’intérêts communs à l’échelle continentale. Et ce, sans exclure un rapprochement ultérieur avec la Russie « post-Poutine » . Peut-être faut-il y voir une résurgence - prudente - du projet de Confédération européenne proposé par le Président Mitterand peu après la chute du mur de Berlin ?

Sur la cohésion au sein de la CPE

De nombreux observateurs - et diplomates - ont affiché leur scepticisme sur le niveau de cohésion d’un groupement quelque peu hétéroclite, conçu sur une base plus géographique que politique et finalement assez artificielle. De fait, l’appartenance à la CPE de grands pays tels que la Turquie et le Royaume-Uni est susceptible - pour des raisons différentes voire opposées - de poser problème. Le régime quelque peu autocratique du Président Erdogan et l’instabilité du gouvernement de Mme Truss constituent les deux principales inconnues pour le proche avenir de la CPE. Les positions gouvernementales actuelles de certains autres Etats, membres de l’UE, tels que la Hongrie ou la Pologne peuvent également causer quelques difficultés. A cet égard, l’évolution du conflit ukrainien influencera fortement sur la cohésion de la CPE.


Il est vrai que la « Communauté Politique Européenne » est censée promouvoir les intérêts communs et durables de ces Etats du fait de leur ancrage géographique et leur bagage civilisationnel - au-delà des régimes provisoirement en place. C’est d’ailleurs le principe même à la base de l’UE. Mais on peut ici voir une contradiction dans la mesure où la CPE est - pour l’instant - conçue comme une réunion personnalisée des dirigeants en fonction sans être ancrée - comme l’UE - dans une organisation/administration structurée et permanente chargée d’assurer la pérennité du groupe.


A contrario, la participation de trois Etats de l’AELE (Suisse, Norvège, Islande) constitue un atout important pour la CPE tant du fait de la stabilité de leur régime politique que des ressources financières (Suisse) qu’énergétiques (Norvège) dont ils disposent. De même, l’appartenance de l’Azerbaïdjan (riche en pétrole) doit être soulignée.

Sur les « oublis » de la CPE

Dans le souci de ne pas alourdir son cahier des charges, la CPE a-t-elle fait l’impasse sur quelques grands sujets ? On a notamment pu s’étonner que deux questions majeures ne semblent pas avoir été directement évoquées, en dépit de leur gravité et de leur urgence : les crises climatique et épidémique. Peut-être est-ce dû au caractère mondial - et non spécifiquement européen - de ces crises, par ailleurs traitées par des organisations internationales dédiées. Ou peut-être seront-elles évoquées lors des prochaines rencontres? Ce sont en effet des sujets relativement consensuels sur lesquels une vision européenne et continentale pourrait exercer une influence positive.


De même - et l’affaire est plus délicate - le thème de la démocratie (au sens large du terme) ne semble guère avoir été développé. Certes, tous les Etats membres de la CPE sont censés - a priori - respecter et soutenir les grands principes démocratiques. C’est d’ailleurs ce qui les différencie - les oppose - conjointement au régime russe. Mais il aurait peut-être été opportun d’évoquer publiquement cet attachement commun - au risque, il est vrai, de susciter des réactions négatives de quelques dirigeants présents à Prague. Sur une question aussi grave et aussi prégnante - y compris au sein du continent européen - il n’est pas sain d’esquiver le débat.



Sur l’avenir de la CPE

Au lendemain du 6 octobre 2022, chacun s’accorde pour dire que - ne serait-ce que pour la « photo de famille » européenne inédite (3) - cette réunion de la CPE constitue un évènement notable. Mais chacun, aussi, s’interroge : la CPE passera-t-elle l’hiver ? Sombrera-t-elle dans les oubliettes de l’histoire comme ce fut le sort de la Confédération imaginée par le Président Mitterrand ? Réussira-t-elle au contraire à ancrer dans les esprits des responsables politiques - et, pourquoi pas, de l’opinion publique - la notion d’un continent européen au destin fatalement commun, dessiné par une géographie, une histoire et une civilisation partagées ? Convaincra-t-elle de la nécessité de défendre la position, les intérêts et les valeurs de ce continent face aux grandes puissances mondiales envahissantes ou même hostiles ?


Ses promoteurs ont pris soin d’assortir cette vision géopolitique d’envergure de propositions concrètes de coopérations diverses. Peut-être avaient-ils à l’esprit , à l’exemple des inspirateurs de la CECA, que « l’Europe ne se fera pas d’un coup (…) mais par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait » et que "l’établissement d’une communauté économique (peut introduire) le ferment d’une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes » ?


72 années se sont écoulées depuis la déclaration Schuman du 9 mai 1950. Lancée le 9 mai 2022, l’initiative de la CPE est elle aussi causée par une guerre - certes de moindre ampleur, mais aux conséquences qui pourraient être plus catastrophiques encore. Aujourd’hui, l’initiative précède l’éventuelle catastrophe. Ne serait-ce que pour cette raison, il faut espérer qu’elle surmonte le scepticisme et les divisions potentielles. D’ailleurs, existe-t-il une meilleure alternative ?




Jean-Guy Giraud. 09 - 10 - 2022


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NB: de précédentes notes sur la CPE figurent sur le site https://www.lesamisdutraitedelisbonne.com



(2) l’actualité du 5 au 7 Octobre était largement dominée - outre les épisodes de la guerre en Ukraine - par l’anniversaire du mouvement féministe « Me too »…

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