La Cour constitutionnelle de Pologne vient de rendre publique sa décision - plusieurs fois repoussée - relative à “la conformité de certaines dispositions du Traité sur l’Union européenne avec la Constitution polonaise”. (1)
Rendue à la demande expresse du Premier Ministre, cette sentence confirme officiellement que, selon la plus haute juridiction polonaise, deux articles du TUE sont contraires à/incompatibles avec plusieurs articles de la Constitution.
Traité contre Constitution
Les deux articles visés du TUE sont les suivants :
Article 1 (par 1 et 2) : "Par le présent traité, les HAUTES PARTIES CONTRACTANTES instituent entre elles une UNION EUROPÉENNE, ci-après dénommée «Union», à laquelle les États membres attribuent des compétences pour atteindre leurs objectifs communs.
Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect possible du principe d'ouverture et le plus près possible des citoyens"
Article 19 (par.1 al 2) : "Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union"
Les deux principaux articles visés de la Constitution sont :
Article 2 : "The Republic of Poland shall be a democratic state ruled by law and implementing the principles of social justice".
Article 8 :
"The Constitution shall be the supreme law of the Republic of Poland.
The provisions of the Constitution shall apply directly, unless the Constitution provides otherwise.”
Deux atteintes graves au système européen
Sans effectuer une analyse juridique fine de ce (bref) arrêt, il convient tout de même de distinguer deux degrés différents de gravité dans ses implications :
En déclarant l’article 1 TUE incompatible avec les articles 2 et 3 de la Constitution polonaise, l’arrêt met directement en cause l’appartenance même de la Pologne à l’Union européenne. Est notamment visée, l’affirmation de l’article 1 selon lequel le TUE “marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe” . De ce fait, "la Constitution polonaise n’est plus la loi suprême de la République et celle ci ne peut plus fonctionner comme un état souverain et démocratique”. (2). Ainsi, la Cour constate que, plus de 15 ans après l'adhésion de la Pologne à l’UE (3), le Traité de Lisbonne - par sa nature et son objet mêmes - est incompatible avec la Constitution polonaise. Ce qui va beaucoup plus loin qu’une contestation de principe de la règle de primauté du droit européen - laquelle n’est d'ailleurs pas expressément affirmée par le TUE (4).
En déclarant l’article 19 TUE incompatible avec - entre autres - l’article 2 de la Constitution polonaise, l’arrêt remet indirectement en cause le rôle et le devoir des Etats d'assurer la protection du droit de l’Union en établissant les voies de recours interne nécessaires. Plus précisément, il conteste que les tribunaux polonais puissent - sur la base du droit de l’UE - contourner certains articles de la Constitution ou décisions du gouvernement concernant en particulier la procédure de nomination des juges.
En fait, la Cour conteste ici la compétence de l’UE (en pratique de la CJE) à juger de la régularité de l’organisation et du fonctionnement du système judiciaire polonais en se basant sur les critères du droit européen (et notamment ceux régissant l’”état de droit”).
Un blanc seing juridictionnel général au gouvernement
Cet arrêt - ainsi que les circonstances dans lesquelles il a été adopté - ont été abondamment commentés. On sait qu’il intervient dans un contexte de multiples recours et condamnations de la Pologne par la CJE - notamment relatifs à l’indépendance de la justice. On se limitera donc ici à quelques remarques :
sur la forme, cet arrêt ressemble plus à une sorte de blanc-seing donné - à sa demande expresse - à la position du gouvernement qu’à une analyse juridique approfondie de textes, assortie de motivations détaillées. En somme, un arrêt “politique”.
ce faisant, il tend précisément à accréditer la thèse d’un manque d’indépendance de la magistrature polonaise, en occurrence de son organe suprême ... Et l’on sait que seule cette garantie d’indépendance permet le fonctionnement de la justice européenne dont les tribunaux nationaux sont les premiers garants.
pris à la lettre, les termes de cet arrêt permettraient au Gouvernement de contester la légalité - au regard de la Constitution - de n’importe quelle décision de l’UE participant, plus ou moins directement, à la création "d'une union toujours plus étroite des peuples européens” .
il est intéressant de noter que la Cour polonaise met principalement en cause l’objectif d’ “union sans cesse plus étroite” fixé par l’article 1 TUE. On se souvient en effet que c’est ce même article qui avait été contesté par le gouvernement britannique en 2016 lors des débats et négociations avortées qui ont précédé le referendum sur le Brexit. Le Conseil avait alors accepté une interprétation très atténuée de cet objectif mais l’issue négative du referendum avait - fort heureusement - rendu cette interprétation nulle et non avenue (5).
il est fâcheux que les "sautes d’humeur” (par nature réversibles) d’un gouvernement en place se trouvent ainsi gravées dans le marbre de la jurisprudence de la Cour suprême d’un état membre - contrairement au vieil et sage adage "Keep Politics out of Courts”.
Les voies de sortie du litige et de la crise
La Commission va donc se trouver à nouveau contrainte de saisir la CJE - sinon de l’arrêt lui-même - du moins de la violation frontale du Traité par l’ Etat polonais que cet arrêt constitue.
Mais la voie juridique de sortie de ce conflit - qui s”ajoute à celui relatif aux valeurs et à l’état de droit - semble désormais bouchée.
La voie politique d’une accentuation de la pression budgétaire sur l’Etat polonais demeure ouverte. Mais il n’est pas certain que l’UE elle-même dispose des outils juridiques appropriées pour la mener à terme (6).
Dès lors, on ne peut que reprendre les conclusions tirées ici précédemment (6) à propos du conflit sur les “valeurs”. L’ UE doit pouvoir - sans rien céder sur les principes - disposer d’autres leviers, atouts ou perspectives :
faire preuve de retenue sur des questions sociétales nouvelles, clivantes, à la frange des compétences de l’UE qui provoquent d’inutiles “tempêtes” médiatiques,
poursuivre les efforts de conseil, d’aide aux réformes et d’information de l’opinion sur son action qui devraient finir par produire progressivement des effets positifs,
tabler sur le fait que le renouvellement démocratique des dirigeants devrait permettre des changements d’attitude plus ou moins rapides et durables,
escompter que des évolutions générationnelles, éducatives et sociologiques viennent d’elles mêmes constituer un terrain plus favorable aux réformes.
L’éclatement d’un conflit politique généralisé - par gouvernement interposé - entre l’Union et la nation polonaise serait sans issue et plongerait l’une et l’autre dans une crise grave.
L’ Union - dont les Institutions ont la capacité de réagir avec mesure et dans le respect des règles - doit assumer les conséquences de son élargissement tout en en tirant les leçons pour l’avenir.
Jean-Guy Giraud 15 - 10 - 2021
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(1) la décision a été prise à la majorité de dix des douze membres de la Cour
(2) l’arrêt affirme également - sans autre explication - que l’article 1 TUE permet “aux autorités européennes d’outrepasser les compétences qui lui ont été conférées par la République de Pologne de par les traités” .
(3) pour mémoire, le traité d’adhésion a été ratifié en 2004 par la majorité absolue du parlement et par 78% des votants lors du referendum
(4) sur la question de la “primauté", voir https://www.lesamisdutraitedelisbonne.com/post/le-crépuscule-du-droit-europeen
(5) sur la question de l’union sans cesse plus étroite”, voir : https://www.lesamisdutraitedelisbonne.com/post/2018/12/12/le-ru-va-t-il-demeurer-au-sein-d-une-union-sans-cesse-plus-étroite
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