Le dernier ouvrage de Luuk Van Middelaar s’intitule : “Quand l’Europe improvise : dix ans de crises politiques” (1)
La primauté du Conseil européen
Cet auteur bien connu (2) y développe avec brio une thèse qui lui est familière et que l’on peut arbitrairement résumer ainsi :
l’Europe a été faite pour éviter le renouvellement de luttes fratricides,
elle s’est construite sur la base de règles de droit qui ont progressivement pacifié et uni les États européens entre eux ("la politique de la règle”),
mais cette structure initiale (la “Communauté”) s’est avérée impuissante pour faire face aux grandes crises politiques surgies ces vingt dernières années : Euro/Ukraine/Migration/Brexit/Trump,
elle a donc dû “improviser” une structure complémentaire et parallèle (l’”Union") dotée d’un pouvoir politique susceptible d’affronter ces crises par une autre méthode (“la politique de l’évènement”),
cette structure est dirigée par une nouvelle “Institution” : le Conseil européen au sein duquel les États coopèrent librement pour gérer ces crises au delà des règles et compétences limitées de la “Communauté”.
Ce résumé ne rend pas justice à la clarté et à la richesse de la longue argumentation de l’auteur, basée sur les cas précis de la gestion par l’Europe des cinq grandes crises citées plus haut.
Nous recommandons donc vivement la lecture complète de cet ouvrage à ceux qui s’intéressent à l’évolution récente des grands équilibres institutionnels au sein de l’UE.
Les faiblesses du Conseil européen
Mais notre propos est ici plus restreint.
Nous voudrions seulement nous interroger sur le bien fondé de la conclusion de l’auteur : le Conseil européen est-il vraiment une instance adaptée au rôle qui lui est assigné cad celui de pouvoir politique suprême de l’Union ?
Luuk Van Middlelaar se limite à constater l’incapacité des Institutions originelles à traiter des "évènements” par la “politique de la règle” et donc la nécessité d’”improviser” et de recourir à une autre méthode et à une autre enceinte.
Il ne tente pas de développer les arguments qui permettraient de douter de la capacité réelle du Conseil européen à gérer la “politique de l’évènement”. Ceux-ci sont pourtant nombreux et en fait bien connus. Essayons seulement ici de les énumérer sans les détailler ni tenter de les ordonner:
le Conseil européen n’est pas à proprement parler une instance “européenne” dans la mesure où ses membres sont d’abord et avant tout des responsables nationaux et n’exercent cette fonction qu’à titre accessoire et ex officio,
leur légitimité européenne est donc secondaire ou “dérivée" - contrairement à celles du Parlement et de la Commission (ou de la Cour de Justice), institutions spécifiquement européennes,
ni individuellement ni collégialement, les membres du Conseil ne peuvent ressentir le même sentiment de solidarité et de responsabilité communes et collectives que ceux des autres Institutions,
ils n’interviennent dans le domaine européen que de façon intermittente et forcément limitée (dans le temps comme dans la compétence) du fait de la primeur de leurs fonctions nationales,
la composition même du Conseil est instable du fait du renouvellement quasi-continu de ses membres,
la prise en compte des intérêts nationaux de chacun d’entre eux pèse lourdement (et légitimement) dans leurs positions respectives au sein du Conseil,
chaque État peut d’ailleurs prendre successivement des positions différentes au fil du renouvellement de ses dirigeants,
la représentativité et l’autorité de certains membres peut être affectée par l’instabilité voire les crises politiques qui peuvent toucher leurs régimes nationaux,
certains membres peuvent même afficher des positions eurosceptiques parfois extrêmes, susceptibles de bloquer le fonctionnement du collège (du fait de la règle du consensus),
de par leur fonction principale, tous les membres sont fortement exposés aux réactions immédiates de leurs opinions publiques, les seules devant lesquelles ils sont - et se sentent - directement responsables,
ces différents facteurs entrainent une grande difficulté pour le collège à définir précisément et durablement les “orientations et les priorités politiques générales” de l’Union (cf art. 15 TUE),
de facto, certains membres de ce collège sont “plus égaux” que d’autres du fait de la très grande disparité du poids économique, démographique et politique des différents États,
au sein même du Conseil peuvent se développer des alliances ou des groupements d’intérêt de nature géopolitique,
de par sa position dominante et du fait de l’interaction entre les questions "générales” et les politiques spécifiques communautaires, le Conseil est de plus en plus amené à intervenir dans la gestion de “la règle” elle-même (3),
Dans un autre registre, on pourrait citer le cas d’”improvisation” du Conseil dans la nomination des nouveaux dirigeants de l’Union le 3 Juillet dernier ...
On voit ainsi les limites de cette construction hybride de la gouvernance européenne qui amènent à s’interroger sur la nécessité d’une réforme. Mais dans quelle direction ? Le seul modèle plus achevé que l’on puisse théoriquement concevoir - au vu de la science politique comme d’exemples historiques - est celui du fédéralisme, lequel peut d’ailleurs prendre des formes différentes selon les circonstances et réalités politiques. Dans les circonstances actuelles, il est difficile de discerner une évolution de l’Union vers ce modèle. Mais il est tout aussi incertain que celle-ci puisse durablement s’accommoder de la situation de compromis institutionnel si brillamment décrite par M. Luuk Van Middleaar.
Jean-Guy Giraud 11 - 07 - 2019
NB la description détaillée faite par l’auteur de la crise de l’Euro (2010/2012) est probablement une des meilleures du genre.
___________________________________________________
(2) Luuk Van Middelaar a été conseiller de M. Van Rompuy lors de sa présidence du Conseil européen (2010- 2014)
(3) le meilleur exemple est celui du cadre financier pluriannuel de l’Union dans l’adoption duquel le Conseil européen joue de facto un rôle prédominant
Commenti