- giraudjeanbaptiste0
- 15 sept.
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La situation dramatique de la population palestienne à Gaza n’est trop souvent exposée qu’à travers des statistiques globales qui ne permettent pas de réaliser l’intensité concrète des souffrances individuelles.
Cet article de La Croix du 14 septembre 2025 fournit le témoignage d’un chirurgien français soignant les blessés palestiniens dans un clinique mobile de Médecins sans Frontières.
"François Jourdel, chirurgien orthopédiste ordinairement installé à Nouméa, témoigne, après un mois de mission dans l’hôpital de campagne de Médecins sans frontières (MSF) dans l’enclave palestinienne. Déjà présent au début du conflit, il constate l’extrême dégradation de la situation pour les civils blessés :
Peu de gens entrent dans Gaza ravagée par la guerre. Avant de fouler le sol de l’enclave, il faut passer d’innombrables check-points, embarqué dans un blindé de l’ONU, et traverser le no man’s land, un champ de bataille où tout a été rasé. Puis, au milieu des ruines, un îlot urbanisé : Deir Al-Balah. « Le reste, ce ne sont que des tentes, à perte de vue », raconte François Jourdel, chirurgien orthopédiste qui revient tout juste d’une mission d’un mois pour le compte de Médecins sans frontières (MSF). Il s’était déjà rendu sur place en novembre 2023. À cette époque-là, il ne parlait pas encore d’« univers concentrationnaire ».
« Les gens sont pulvérisés »
Le chirurgien de 54 ans fait la navette entre l’hôpital Nasser à Khan Younès et Deir Al-Balah, où MSF a déployé l’une des cliniques mobiles dites « de délestage » pour désengorger le CHU. Cette structure gonflable peut ramener la température de son bloc opératoire à 30 °C, un vrai plus dans la fournaise de l’été qui n’en finit pas. Le trajet fait 10 kilomètres, un périple aux mille embûches qui prend une heure et demie, dans le chaos. Les habitants de Gaza-Ville affluent pour échapper à l’opération terrestre israélienne en préparation.
« C’est une scène d’exode, avec des ânes, des charrettes, un cortège de tables et de chaises transportées, des voitures sans vitres qui embarquent jusqu’à dix personnes, tout cela pour fuir dans des endroits où les gens sont déjà entassés, et où il n’y a pas de place pour eux », témoigne ce praticien basé à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, et qui prend sur ses congés depuis 1997 pour se mettre au service de MSF.
Le dernier décompte datant du 12 septembre fait état de 64 756 morts dans l’enclave palestinienne, depuis le 7 octobre 2023. Tout un peuple estropié, à « réparer » au mieux. « Les blessures liées à la guerre représentent 90 % des patients. La quantité de blessés est colossale. Les gens sont pulvérisés. Une accumulation de fractures ouvertes, des écrasements, des explosions. »
L’hôpital Nasser se charge d’accueillir les urgences, et des premières interventions pour maîtriser les dommages. Dans le bloc sous tente, on s’occupe de tout ce qui est chronophage : rétablir des liaisons nerveuses, greffe de peau, pansements… « Ce qui prend le plus de temps, c’est le lambeau : on tente de couvrir un membre qui ne cicatrise pas tout seul en allant chercher ailleurs un morceau de tissu. Je ne peux en faire qu’un ou deux par jour, sur une quinzaine de patients. Cela permet d’éviter des amputations, très mal vécues quand on les propose, d’autant qu’à Gaza, il n’y a pas la possibilité d’accéder aux prothèses de jambe. »
Le 25 août dernier à l’hôpital Nasser, 20 personnes, dont des soignants et des journalistes palestiniens sous contrat avec Reuters ont perdu la vie dans une double frappe israélienne qui a ému l’ensemble de la communauté internationale. « Je devais y aller ce jour-là, mais un lambeau m’a retenu à l’hôpital de campagne. Les collègues palestiniens ont beau avoir intégré les explosions autour de nous, là ils étaient vraiment tous sous le choc. »
Il ne faut jamais arrêter sa main, quoi qu’il arrive, sans discontinuer entre 8 heures du matin et 19-20 heures concernant MSF, au son des déflagrations. Les chirurgiens palestiniens enchaînent jusqu’à une heure du matin. « La plupart des frappes, quand elles sont éloignées, font un bruit très sourd, un peu comme un orage d’été. C’est autre chose lorsque ça se rapproche, avec cette sensation de souffle sur la tempe. Au final, on en vient comme les Palestiniens, à distinguer les sons d’un avion de chasse, d’un tank, d’un drone ou d’une kalachnikov. »
« Je n’ai pas eu de courage de l’amputer »
Une pression énorme repose sur l’équipe du bloc opératoire. « Il faut que ça marche, on se décarcasse pour que ça marche. On peut passer trois heures à réparer les nerfs. Mais parfois ce sont de vrais dilemmes, il faut faire avancer le programme, on doit aller au plus simple et refermer une plaie. » Le chirurgien ne comptabilise qu’un seul « échec » à ses yeux : « Un lambeau qui n’a pas marché. Sur une petite de 18 ans, l’âge de ma fille. Je n’ai pas eu de courage de l’amputer. Il y a eu beaucoup de larmes. »
Malgré la barrière de la langue, les échanges ont lieu avec les patients. « C’est essentiellement non verbal, un bisou avec la main, un pouce levé, signe que ça va aller, les deux mains jointes pour remercier, et des “Ouhibbouk” ou “I love you” pour ceux qui connaissent l’anglais. » Le chirurgien doit composer avec la générosité débordante de ceux qui ont tout perdu. « Un jour, une amie infirmière m’a demandé : “Pêche ou ananas ?” Je devais absolument choisir entre deux boîtes de conserve achetées 20 € l’unité. D’autres ont pu me ramener 250 grammes de maïs achetés à prix d’or, ou une boîte de biscuits dénichée à deux heures de marche de là.
Des gestes d’autant plus poignants que l’état de famine, déclaré par l’ONU le 22 août, a laissé des traces. Les blessés n’ont plus la même capacité de guérison qu’au début du conflit. François Jourdel en témoigne. « J’ai retrouvé les gens amaigris et épuisés, ils sont tous en carence protéinique, privés de viande ou de poisson. C’est bien plus difficile pour un chirurgien de faire cicatriser les plaies de personnes devenues rachitiques. Les plaies souillées ne se comptent plus, on s’arrache les cheveux, entre la poussière et la transpiration. »
François Jourdel ne se prétend pas qualifié pour développer de grandes analyses géopolitiques sur Gaza. « Je ne suis ni un activiste pro-palestinien, ni anti-israélien. Je ne vois que ce que je fais. Et ce que je peux dire, c’est que lorsqu’on a 5 ans ou 80 ans, on n’est pas du Hamas. L’extrême majorité des gens que je vois n’ont rien à voir avec cette guerre. »
JG GIRAUD
15/09/25
